Chapitre XX

De Guerreval observait les mouvements de l’armée des Godommes. Jamais il n’avait pensé qu’ils pussent être aussi nombreux. Une grosse ride soucieuse barrait son front. À cette masse, il n’avait à opposer que quatre-vingts chevaliers, cinquante archers et cinq cents fantassins dont plus de la moitié était des paysans sans expérience des combats. Il avait fait aligner les hommes de troupe à la partie la plus étroite du défilé sur plusieurs rangs. Ainsi, ils ne pourraient être pris à revers par la cavalerie. Les archers étaient dissimulés sur les deux flancs de la montagne. Enfin, la masse des chevaliers était maintenue en arrière.

Naturellement, nombre d’entre eux avaient protesté et proposé de se jeter sur l’ennemi. De Guerreval avait réussi à imposer son autorité au nom du roi et en promettant de tuer le premier qui se rebellerait à ses ordres. Il leur avait longuement expliqué la tactique qu’il comptait adopter. Cela avait demandé du temps car s’ils étaient braves, les chevaliers ne brillaient pas par leur sens de la stratégie.

— Espérons que l’Être Suprême nous accordera sa miséricorde, murmura-t-il. Pour l’instant, nous ne pouvons qu’attendre l’attaque de l’ennemi.

 

*

* *

 

Radjak avait réuni ses officiers dans sa tente pour donner les dernières consignes.

— Les hommes commencent à grogner, dit Zak, car ils n’ont rien trouvé à piller et ils n’ont pas mangé à leur faim depuis le départ.

La troupe avait quitté Fréquor quatre jours auparavant. Comme voulu par de Guerreval, elle n’avait rencontré que des fermes abandonnées et vidées de toutes provisions.

— Ce soir, nous serons à Rixor que les hommes pourront piller tout à leur aise. Annonce-leur la nouvelle, cela stimulera leur ardeur. On se bat mieux le ventre vide quand on sait que le repas se trouve chez l’adversaire.

— J’ai examiné la position ennemie, reprit Zak. Il a fait aligner son infanterie au niveau le plus étroit de la gorge, ce qui lui permet d’avoir plusieurs rangs car les hommes sont moins nombreux que je ne le craignais. Je n’ai pas vu la cavalerie. Comment attaquons-nous ?

Radjak répondit après avoir consulté Merchak du regard :

— La cavalerie légère des Aigles chargera la première. Normalement, elle devrait arriver à faire une percée. Les Buffles attaqueront alors pour exploiter l’avance et éventuellement contenir une contre-attaque des quelques chevaliers qu’il reste à Karlus. Je les suivrai de près avec mes cavaliers. Va, Zak et que l’on se prépare.

Dès le général sorti, Merchak murmura :

— Je ne sais s’il n’aurait pas été préférable de lancer une première attaque avec l’infanterie pour amollir la résistance adverse.

— Pourquoi perdre du temps et des hommes ? Il suffit que la première charge crée une brèche. Cela provoquera une belle panique. Après les pertes subies, Karlus a été contraint d’enrôler des paysans qui ne sont pas les meilleurs combattants qu’on puisse trouver. Ils se débanderont au premier choc.

— Je souhaite que vous ayez raison. En attendant l’heure de l’assaut je vais m’occuper de mes esclaves. La petite que vous m’avez donnée à Fréquor a encore besoin d’un sérieux dressage.

— Ce soir, tu en auras une autre pour satisfaire tes vices, dit Radjak dans un grand éclat de rire. Je te ferai livrer une jeune pucelle que tu pourras violer avec tous les raffinements dont tu es capable.

 

*

* *

 

Les préparatifs avaient été plus longs que prévus et c’est vers le milieu de la matinée que la troupe des Godommes s’ébranla. De Guerreval avait escaladé une petite butte pour avoir une vue de la situation. La plaine devant lui se couvrait de cavaliers.

Karlus, escorté par Yvain, l’avait rejoint en début de matinée. Il se tourna vers le roi en soupirant :

— J’avais espéré qu’ils seraient moins nombreux mais je leur ai réservé une surprise. Maintenant, je dois rejoindre la troupe pour qu’elle se sente guidée.

— Avec la permission de votre Majesté, dit Yvain, je souhaiterais accompagner le connétable.

— Allez et que l’Être Suprême vous accorde sa protection.

Au galop de sa monture, de Guerreval atteignit rapidement la ligne de défense. Il avait fait aligner sa troupe sur cinq rangs, gardant seulement en réserve une centaine d’hommes. Il avait mêlé les paysans et les gardes, espérant que ces derniers conseilleraient les néophytes.

Les chevaliers restaient dissimulés sur ordre du connétable.

— Restez avec moi, Yvain. Vous aurez la charge d’éliminer les Godommes qui auront réussi à franchir nos lignes.

Les fantassins portaient un bouclier allongé qui les protégeaient jusqu’à mi-jambe, une lance et une courte épée. Un casque rond complétait l’équipement.

Les premiers échelons des Godommes s’étaient immobilisés à deux cents mètres de la ligne. Après plusieurs minutes d’une insupportable attente, ils chargèrent en poussant des cris sauvages. Le connétable saisit une trompe pendue à sa selle et souffla à deux reprises.

Aussitôt, les deux premiers rangs des fantassins posèrent leur lance pour ramasser des épieux de bois longs de cinq mètres qui se trouvaient sur le sol. Ils les inclinèrent à quarante-cinq degrés, prenant appui du bout mousse sur la terre. En quelques secondes, toute la ligne se hérissa d’un barrage épineux.

L’ennemi arrivait au contact. De nombreux dalkas blessés se cabrèrent, tournèrent sur eux-mêmes, refusant d’obéir aux sollicitations des cavaliers. L’élan de la charge fut brisé. Les rares Godommes ayant échappé aux épieux étaient attaqués à coup de lances par le troisième rang. Un seul parvint à franchir la ligne et le connétable le désigna à Yvain qui éperonna sa monture. Il devina l’instant où le cavalier allait faire un écart pour éviter sa lance et il la fit pivoter. Emporté par son élan, le Godomme s’embrocha si profondément que le jeune homme dut secouer sa lance à deux reprises pour la débarrasser du corps.

La bataille se stabilisait. Courageusement, le chef des Aigles tenta de regrouper sa troupe mais ses ordres se perdirent dans le fracas des armes et les hurlements de douleur des blessés. Donnant l’exemple, il stimula sa monture mais une pique l’atteignit au flanc et il tomba pour être aussitôt piétiné par les sabots des dalkas.

À cet instant, les archers dissimulés sur le flanc de la montagne dévoilèrent leur présence en faisant pleuvoir sur les Godommes des volées de flèches. Bien vite, il ne resta plus qu’une dizaine de cavaliers encore en selle. Comprenant l’inutilité de leurs efforts, ils firent demi-tour et repartirent au grand galop.

 

En arrière, Radjak et Zak assistèrent à la retraite des survivants. La colère faisait trembler le Csar. Il ordonna alors à Orkal, le nouveau chef des Buffles de charger. Bien vite, les cavaliers s’élancèrent au grand galop.

Une modification survint chez l’ennemi. Les fantassins adverses s’écartèrent avec ensemble pour laisser passer les chevaliers en armures. Pour une fois ces derniers manœuvraient avec discipline. Loin de charger immédiatement, ils prirent le temps de s’aligner, restant côte à côte jusqu’au flanc de la montagne rendant ainsi impossible le débordement par les côtés. Le connétable, Yvain et une dizaine de chevaliers formaient une seconde ligne.

Le contact des deux groupes lancés au galop fut extraordinairement brutal et très meurtrier pour les Godommes. Tout leur premier rang et une partie du second rang fut jeté à terre. Seuls quelques chevaliers tombèrent.

Vigilant, de Guerreval les fit remplacer par d’autres du deuxième rang afin de conserver un front uni. Toutefois quatre ou cinq Godommes avaient réussi à percer. Ils furent immédiatement abattus par Yvain et les autres chevaliers.

Avançant irrésistiblement, le premier rang refoulait les Godommes dont l’armement léger était bien inférieur à ceux des chevaliers. Orkal comprit immédiatement le danger et donna le signal de la retraite pour pouvoir reformer ses rangs disloqués.

Zak rassembla les cavaliers de sa tribu des Loups. Il espérait que tout à la joie de la victoire, les chevaliers s’élanceraient à la poursuite de leurs ennemis, rompant la belle ordonnance de leur ligne, lui donnant ainsi la possibilité de contre-attaquer.

Cet espoir fut déçu. Une sonnerie de trompe retentit et, avec un bel ensemble, les chevaliers s’immobilisèrent pour effectuer un demi-tour et regagner le col au petit trot.

Radjak poussa un rugissement satisfait.

— Ces chiens peureux fuient, lance toute notre cavalerie à leurs trousses !

Zak hésita, tenta d’objecter mais le Csar s’impatienta et ordonna la charge avant même que ses cavaliers se soient regroupés. Deux minutes s’écoulèrent. Déjà les éléments les plus avancés n’étaient plus qu’à cent mètres de leurs ennemis. Une nouvelle sonnerie retentit. Les chevaliers s’immobilisèrent et effectuèrent une volte-face. Toujours remarquablement alignés, ils repartirent en avant, lance pointée.

Le nouveau choc fut encore plus meurtrier pour les Godommes dispersés. Les chevaliers avancèrent de plusieurs centaines de mètres, laissant derrière eux un nombre impressionnant de cadavres.

Effaré, livide, Radjak assista à l’écrasement de sa cavalerie. Après ses victoires faciles sur Johannès, il ne comprenait pas ce revirement de situation. Il restait immobile, sans voix, tandis qu’un léger tremblement agitait ses lèvres.

Heureusement pour lui, Zak rameuta son infanterie et la fit s’aligner pour briser une charge qui s’annonçait inéluctable car les derniers cavaliers succombaient.

Toutefois, de Guerreval avait compris qu’il serait vain de lancer ses chevaliers sur un tel barrage. Il souffla de nouveau dans sa trompe. Bien qu’obéissant à contrecœur, les chevaliers s’immobilisèrent puis regagnèrent le col. Dès qu’ils l’eurent franchi, les fantassins reprirent position.

Le connétable avait toutes les raisons de se réjouir. De très nombreux cadavres Godommes jonchaient la plaine et ses pertes étaient relativement légères. Une quinzaine de chevaliers seulement manquaient à l’appel et moins de cinquante fantassins avaient péri.

Le roi s’était porté à sa hauteur et le félicitait.

— Vous avez remarquablement manœuvré et je suis bien aise de vous avoir nommé à cette fonction à la place de de Norvak qui aurait fait massacrer son armée.

— Nous avons remporté une victoire, soupira de Guerreval, malheureusement la bataille n’est pas terminée. Radjak possède encore une infanterie dix fois plus nombreuse que la nôtre. Nul doute qu’il attaquera demain avec toutes ses forces pour tenter d’effacer cet échec. Il va me falloir prendre de nouvelles dispositions.

— Faites, connétable. Vous avez toute ma confiance. Je vais regagner Rixor pour rassurer ma mère et la population sur l’issue de cette bataille. M’accompagnez-vous, messire d’Escarlat ?

— Avec votre permission, Sire, je préférerais rester près du connétable pour le seconder. Nous avons plusieurs blessés qu’il convient de réconforter.

 

*

* *

 

Dans la tente de Radjak, l’atmosphère était orageuse. Les deux esclaves réfugiées dans un angle tentaient de se faire oublier. Même le falkis sur son perchoir ne poussait aucun cri. Le Csar marchait de long en large marmonnant une série d’insultes à l’adresse de Zak qui tentait vainement de se disculper.

— Le commandement ennemi a remarquablement manœuvré. Jamais nous ne pouvions imaginer une telle maîtrise des mouvements.

— Je ne peux rester sur cet échec, jura Radjak. Nous attaquerons de nouveau demain.

— Notre cavalerie est pratiquement anéantie, objecta Zak.

— Nous emploierons la totalité de notre infanterie. Je veux une offensive massive, avançant pas à pas pour laminer l’adversaire. Karlus n’a que quelques centaines de paysans à nous opposer. Il nous faut les grignoter petit à petit. Chaque fois qu’un homme de notre première ligne tombera, il sera remplacé par celui qui le suit. Peu importe nos pertes, je veux cette victoire.

— Malheureusement, soupira Merchak, notre provision de racines de force est épuisée. J’ai donné les dernières à vos officiers ce matin.

— C’est sans importance car les paysans de Karlus ne portent pas de cristal et sont bien moins entraînés que mes hommes. J’exige de voir demain soir la tête de Karlus fichée sur une pique devant ma tente. Allez et que tout soit prêt à l’aube.

Le sorcier regagna sa tente, la mine soucieuse. La tactique employée le décontenançait. Elle portait sans nul doute la marque d’Henri de Guerreval. Il était dommage que Johannès ait péri. Lui était facile à duper. En pénétrant dans sa tente, il saisit un fouet à plusieurs lanières.

— Préparez-vous, les filles. Ce soir, vous subirez une punition renforcée car j’ai besoin de me détendre les nerfs. Résignées, les malheureuses retroussèrent leur robe et se penchèrent en avant. Les coups ne tardèrent pas à s’abattre, leur arrachant des gémissements.

Les Sorcières du marais
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